"Comment se fabriquent nos décisions?", Damien

Comment se fabriquent nos décisions? Cette question est, à mon sens, une des plus essentielles pour penser l'humain. Elle m'a souvent travaillé sans que je ne puisse jamais vraiment y apporter de réponse satisfaisante. Elle m'est revenu en pleine figure, il y a quelques jours, avec cet article : "Les mécanismes de la volonté", sur le site du magazine Sciences Humains. Je vais donc ici tenter de faire un rapide panorama des différentes postures sur cette problématique, d'expliquer les enjeux qu'elles soulèvent chacune à leur façon, et enfin je chercherai à me positionner afin d'ouvrir le débat.

Ce texte d'abord, se basant sur une expérience de Benjamin Libet, réalisée en 1983, explique que nos actions (au moins celles qui sont "mécaniques" : lever un bras, marcher, mais peut-être également toutes les autres) seraient en fait déclenchées par une activité cérébrale avant même que nous ayons conscience d'en avoir pris la décision. Il ne s'agit pas ici des réflexes dont on pourrait facilement comprendre le fonctionnement ainsi, mais de mouvements que nous aurions l'illusion d'impulser par nous-mêmes et qui seraient en fait décidés sans nous, par notre corps, par notre système cérébral, par notre environnement, ... L'analyse exposée ne nous dépossède cependant pas totalement de notre emprise sur nos mouvements. Là où nous aurions encore un rôle à jouer, ce serait dans notre capacité à contrôler l'action fortement suggérée par ce qui n'est pas nous, à refuser qu'elle se concrétise, à faire en sorte qu'elle ne reste qu'une projection imaginée par notre cerveau (en voyant un beau gâteau, notre cerveau nous inciterait à le manger mais nous pourrions alors nous y refuser).

Commençons par présenter les deux approches qui s'opposent clairement sur ce point.
  • Il y a d'un côté les déterministes (article Wikipédia), qui voient la succession des évènements de notre monde comme une série de faits toujours provoqués par une cause qui rendrait leur réalisation dans cette forme obligatoire, et provoquant alors des conséquences également obligatoire (par obligatoire entendons sans aucune autre possibilité). Les mouvements de l'univers seraient alors pris dans une chaîne de causes à effets, écrite d'avance. Autant l'on peut aisément accorder du crédit à cette notion pour ce qui concerne les "choses" qui nous entourent, autant cela devient compliqué de l'accepter quand il s'agit d'intégrer l'homme à cette dynamique. Nous ne serions alors aucunement libres de nos actes mais seulement déterminés par notre environnement qui nous imposerait de faire ce qui a déjà été décidé, sans nous, que nous ferons. Spinoza nous dit d'ailleurs que "nous croyons être libres seulement parce que nous ignorons les causes qui nous déterminent".
  • D'un autre côté, il y a les existentialistes (article Wikipédia), qui ne sont pas forcément contre voir une chaîne de causalités dans les mouvements de l'univers mais qui excluent totalement l'être humain de ce processus. Pour Sartre, l'existence précède l'essence, c'est à dire que nous n'agissons pas parce que nous sommes des êtres agissant mais nous devenons des êtres agissants une fois que l'on agit. C'est le fait d'agir qui nous rend agissant, impulsé par une volonté libre de tout corps, de toute essence qui lui aurait imposé d'agir. C'est la contingence de l'action qui est ici décisive, elle survient chez l'homme alors qu'elle aurait pu ne pas survenir, alors qu'elle n'était pas nécessaire : l'homme est donc libre.

Par où pencher? Sommes-nous libres de tout comme bon nous semble, ou bien pré-écrits dès le départ? Si tout est déterminé, il semble falloir chercher les moyens de nous en accommoder, les façons de prendre du plaisir dans ce chemin tracé, que nous emprunterons forcément. A l'inverse, un espace béant se présente devant nous, tellement ouvert qu'il pourrait nous effrayer, nous tétaniser, mais il nous faudrait alors trouver notre courage pour construire une vie heureuse. Il paraît alors plus que probable que la voie intéressante se situe au croisement de ces positions bien tranchées.

"Comment se fabriquent nos décisions?".
L'expérience décrite plus haut montre d'abord le rôle d'un processus cérébral assez bien identifié, il y est relié à des muscles qui eux seuls peuvent exécuter les mouvements qui concrétisent nos décisions (je souhaite aller à un endroit : mes jambes doivent se mettre en marche, je souhaite dire ce que je pense à quelqu'un : mes cordes vocales doivent vibrer, ...). Chose évidente : nous ne pouvons aucunement décider et agir sans notre corps, voilà un premier déterminisme (un homme qui perd ses jambes ne peut plus marcher). Deuxième chose, un peu moins évidente mais qui s'explique assez vite néanmoins : pourrions-nous décider d'agir sans une réalité autour de nous pour nous inspirer, pour nous souffler l'envie d'agir? C'est bien parce que j'ai un gâteau sous les yeux que j'ai envie de le manger (ou bien j'en ai déjà eu un sous les yeux et c'est son souvenir qui me fait envie). D'ailleurs, en troisième point, sommes nous libres d'avoir envie de ce que l'on veut? Ce n'est pas parce que je dis que je ne mangerai pas ce gâteau (et que je ne le mange effectivement pas) que je me libère de l'envie de le manger. Ne sommes-nous pas déterminés, par notre passé, à vouloir des choses que nous n'avons pas cherché à vouloir librement? Trois déterminismes donc : le monde dans lequel nous vivons, que nous n'avons pas choisi et qui, dans ses limites, nous conditionne d'une manière particulière / notre corps, qui fait partie du monde, que nous n'avons pas choisi non plus et qui, dans ses limites, nous conditionne également d'une manière particulière / et enfin nos envies, nos désirs, nos pulsions, nos souhaits, ... : nos aspirations, qui nous entraînent dans une direction que nous n'avons pas forcément choisie encore une fois puisqu'elles se construisent aux travers d'expériences sensibles vécues durant notre passé (inconscient freudien).
En face de cela, après avoir admis la vraisemblance de ces points évoqués, il nous reste tout de même une espèce de certitude, que nous ressentons au plus profond de nous-mêmes. Lorsque devant moi, j'ai une bille blanche et une noire, je me sens tout à fait en capacité de prendre l'une ou l'autre. Je suis peut-être un petit peu plus attiré par l'une des deux, par la préférence de sa couleur, mais pour prouver que je suis libre, j'ai la certitude de pouvoir prendre l'autre. Nous faisons quotidiennement l'expérience de cette "liberté" face à ses déterminismes. Nos questionnements, nos doutes, nos remords, ... sont autant de preuves de ce que Sartre définit comme une condamnation pour les hommes à être libres. Selon moi rien d'intrinsèque ne nous confère cette qualité, elle apparaît parce que nous vivons en société, que nous sommes confrontés au regard de l'autre et donc parce que nous pouvons nous-mêmes juger nos choix en comparaison de ceux que pourraient faire les autres dans les mêmes situations, en comparaison de ce qui est valorisé, autorisé, dans le groupe défini (mœurs, coutumes, valeurs morales). Cet état de fait ouvre un espace formidable, il permet à chacun de nous, individus sensibles que nous sommes, de nous décentrer de nous-même. Il crée une brèche dans ce qui n'était qu'impulsions, instincts, construction du monde et de soi seulement à partir de ce que nous sommes à l'instant même, pour laisser pénétrer des représentations extérieures, totalement indépendantes des nôtres. Imaginons un homme sauvage ayant toujours chassé avec une masse en bois, parce que tout le monde a toujours fait comme ça autour de lui, qui rencontre une autre tribu chassant avec une hache. Une autre possibilité apparaît alors pour lui, avec une représentation, une idée, de ce que cette possibilité pourrait lui apporter. Voilà pour le côté utilitariste, et du côté de la pensée, qui ne pourrait être qu'abstraction d'une utilité, prenons un jeune ayant été éduqué avec des valeurs religieuses, ayant alors de bonnes chances d'être pratiquant de cette religion inculquée, qui fréquente tout d'un coup un groupe d'amis athées. Une nouvelle "proposition existentielle" va survenir pour lui. Il peut la suivre ou non mais dans tous les cas, la meilleure posture qu'il pourrait avoir serait d'envisager les deux propositions comme possibles et donc de se positionner clairement face à elle avec un questionnement, avec un choix à faire, avec une liberté à éprouver.

Cette liberté, c'est le temps qui se détend, qui flotte, qui laisse la place à une émergence de ce qui n'était pas déterminé, au cœur même de ce qui était déterminé. C'est le monde des représentations qui le permet, qui crée un sas, un espace où l'envie de maintenant peut être remise en question et dépassée par celle à venir. Elle peut être freinée, empêchée, par l'anticipation d'une satisfaction plus grande dans le futur à laquelle on se consacrerait désormais, dans nos instants qui nous séparent encore d'elle. Alors il existe un déterminisme, celui de la nécessité, celui qui établit que pour maintenir tel effet, il faut maintenir une règle particulière. Et c'est au sein même de ce déterminisme qu'il peut surgir des nouveautés, des originalités, des créations. Mon corps s'exalte à la vue d'une friandise et la réclame, la conséquence déterminée de cela voudrait que je la mange. Je sais aussi, de façon déterminée, que si je la mange, je risque de grossir. Je fais peser deux finalités, l'une qui satisfait mon besoin de l'instant et qui s'évanouira une fois comblé, et l'autre qui pourrait satisfaire une envie durable (celle de garder la ligne). Je peux choisir la deuxième voie! Une possibilité inattendue est apparue dans un déterminisme, et en crée d'ailleurs un nouveau : pour garder la ligne il faut résister aux pulsions gourmandes. Déterminisme au sein duquel je pourrai à nouveau faire naître de nouvelles possibilités (je peux me faire plaisir avec des gourmandises mais sans excès et en faisant du sport à côté). De notre point de vue donc, c'est un vaste champ des possibles qui s'ouvre par l’intermédiaire des (et même grâce aux) règles existantes nous permettant de faire évoluer ces mêmes règles. Elles constituent le réel mais sont en perpétuel changement puisqu'elles sont en partie faites par des sujets qui ont potentiellement tous leur propre champ des possibles ouvert. Les hommes font changer les lois de cette réalité, mais la nature également, et c'est dans ce contexte que se fabriquent nos décisions.

Comment, donc? Il y a différentes "décisions" à distinguer.
Il y a celles qui ne sont que des réactions au monde, subies pourrait-on dire. Mais elles ne le sont finalement jamais totalement, parce qu'un mouvement de notre corps a, sauf exception, quasiment toujours besoin, au minimum, de notre consentement. Ce sont plutôt des décisions "molles" dont la source, la volonté, est laissée à autre chose que nous (notre corps, la société, l'univers, le cours des choses, ...), nous faisons alors qu'accepter le déterminisme qui a été déterminé sans nous. Ce déterminisme est alors ici total, les causes qui nous agissent provoqueront les conséquences prévues, notre liberté est réduites à néant, nos chances d'éprouver au plus fort notre bonheur personnel minimes. Face à ce nihilisme, à cette lassitude de la vie, à cette soumission totale, il y a cependant ceux qui acceptent ce cours des choses en tentant d'y prendre du plaisir dans un fatalisme heureux.
Puis il y a, à l'extrême opposé, des décisions pleinement portées par un sujet, conscient du réel dans lequel il évolue, conscient des déterminismes qui agissent sur lui et ayant pris conscience, lors de ses confrontations aux autres subjectivités, de sa capacité à ouvrir, à créer des possibles nouveaux.

Et pour quoi faire? Pourquoi ne pas plutôt se satisfaire des possibilités qui existent? Quel intérêt y a-t-il à produire cet effort? Selon moi la réponse se trouve dans le fait irréfutable que chacun de nous représente une entité unique, matérialisée par un corps unique, ressentant son environnement d'une façon pleinement originale, portée par une histoire totalement personnelle. Et tout cela implique simplement que la jouissance de cette entité, son bonheur, lui est propre. Personne ne les fera pour elle, ne les fabriquera dans son sens. Être libre apparaît totalement vide si c'est une liberté détachée de tout, où tout est possible mais rien de particulièrement voulu, ce serait une liberté indifférente. La liberté ne semble souhaitable que dans un déterminisme de ce que nous sommes le plus pleinement, c'est une liberté qui ouvre des horizons qu'il nous faut, une liberté qui nous fait replonger dans ce que nous voulons le plus vivement, dans ce qui ne nous laisse absolument pas le choix, dans ce qui semble évident et nécessaire.
Comment, dès lors, souhaite-t-on fabriquer nos décisions?

6 commentaires:

  1. Très bon article.
    A ce sujet, je vous renvoie vers le dossier du Philosophie Magazine de ce mois-ci: "Comment être (un peu) plus libre" ?

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  2. c'est la soirée formation , nous n'avons pas réfléchi au texte !!!!!!!

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  3. Apparemment la séance formation internet a bien fonctionné !!

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  4. Synthèse approfondie des concepts de déterminisme et d’existentialisme, bravo.
    Pour réagir en deux mots.
    Je pense avoir saisi ton point de vue, finalement tu prônes la prise de conscience de ses propres déterminismes afin de les « utiliser » pleinement et puisqu’on se trouve dans une connaissance, voire une maitrise de ce que l’on est, alors, à ce moment-là on peut être libre.
    Bon j’ai peut être mal compris, mais disons qu’on va partir de ce postulat-là.
    Je trouve ce point de vue très intéressant puisque tu essaies de corréler le déterminisme à l’existentialisme : à la fois tu affirmes que le con-texte influe sur notre existence (pro- déterministe) et en même temps tu proposes une pleine possession de ce que le contexte peut produire sur notre être afin de s’en libérer (tend vers l’existentialisme). Je dirais que tu es un positif déterministe. Déterministe car tu n’intègres pas assez, à mon sens, l’idée de responsabilité.
    Finalement dans ton schéma de pensée à quel moment sommes-nous responsable ? Si l’homme cesse d’avoir pleinement conscience de ses propres limites ou propres réflexes peut-on considérer qu’il n’est alors plus responsable de lui-même, de ses propres actes ?
    Je pense notamment à la justice, qui, pendant longtemps, ne tenait pas compte des circonstances atténuantes. Avant, elle considérait le choix comme étant pleinement libre et conscient et que finalement rien ne pouvaient justifier cet acte : peu importe qui tu es et où tu vis, tu as mal agis, tu es coupable. Je pense que l’existentialisme de Sartre est quelque part similaire à cette logique d’émancipation d’un soi « pré établi » au profit du pouvoir d’agir LIBREMENT.
    Ce côté, paradoxalement, fataliste de cette ancienne justice me laisse à penser qu’il est « dangereux » que la société considère l’homme de la même façon que le présente Sartre : librement responsable. En revanche, je dirai qu’à l’échelle individuelle, il est, à mon sens, primordiale d’essayer au mieux d’appliquer ce concept philosophique dans sa propre vie. Je pense réellement que ce qui porte un homme c’est lorsqu’il cherche à dépasser l’insurmontable, c’est rêver. Avoir l’ambition d’une vie que l’on considère comme grande doit être ce qui nous porte. Avoir pleinement conscience d’où on vient et d’où on est, ne laisserait pas la possibilité aux hommes de se surprendre, d’aller plus haut que prévu.
    L’existentialisme ouvre le champ des possibles des hommes.
    Le déterminisme justifie l’existence de la Société.

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  5. L'entrée par la notion de responsabilité est très intéressante sur ce sujet, mais en rien contradictoire avec ma position. Le courant "utilitariste" peut nous éclairer sur ce point. Il est "utile" et préférable pour moi que je sois pleinement responsable aux yeux de la société car c'est dans cette posture là qu'elle pourra m'apporter le plus. C'est un déterminisme : si je rends service à un ensemble qui me dépasse et si j'accepte et rentre dans le cadre qu'il me prescrit, cet ensemble me permettra logiquement de jouir de ce qu'il a de mieux à offrir aux membres qui le composent.

    Il y a donc un équilibre très fin à trouver pour exprimer ce que nous voulons au plus profond de nous tout en se conformant aux règles écrites en dehors de nous. Peut-être même que ces deux aspects peuvent être visés de concert : les règles de la société seraient écrites afin de permettre à chacun de s'épanouir / chacun s'épanouirait dans l'écriture - la transformation - des règles de la société dans le sens de l'épanouissement de tous.

    Enfin j'aimerai tenter un retournement, que j'ai essayé de réaliser dans cet article en m'y étant peut-être mal pris. Les mécanismes de décision, de la volonté, ne seraient pas régis au cours d'une réaction à une cause (qui nous pousserait à ...) mais plutôt dans l'anticipation d'une voie sur laquelle on pourrait s'engager. La décision serait donc une aspiration vers le devenir plutôt qu'un mouvement à partir du passé. "Avoir pleinement conscience d’où on vient et d’où on est, ne laisserait pas la possibilité aux hommes de se surprendre, d’aller plus haut que prévu" : savoir ce que l'on est provoquerait donc l'inverse de nous y enfermer, cela constituerait une base solide, un tremplin à partir duquel s'exalter et se dépasser. Ne pas le savoir, au contraire, nous ferait flotter dans le vide sans avoir de support à partir de quoi s'élancer!

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  6. Très bon article. J'aime bien la question de la résponsabilité intégrée explicitement par Pauline.
    Je n'ai rien à ajouté tout a été dit et j'ai apprécié la lecture.
    A+

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