
Saisir la ville pour s'en émanciper
La ville change sans cesse. Évoluant au gré des flux de populations, des interactions sociales, des transformations économiques et des innovations technologiques, elle modifie nos modes de vie.
Le XXIe siècle est celui d’un basculement : la moitié de la population mondiale vit désormais en ville. Celle-ci prend une place centrale dans la réflexion sur le devenir de l’humain.
Théâtre de la déviance ou expression du progrès, elle engendre des inégalités. Qui a droit à la ville, et à qui appartient-elle ? Qui sont les faiseurs de villes ?
L'urbanisme ne fait pas la une des média, et pourtant la ville est un bien commun qui concerne chacun d'entre nous.
Architectes, urbanistes et politiques sont les décideurs institutionnels de la ville. C’est aussi à ceux qui l’habitent de prendre part à son évolution.
Dans ce but, un collectif d’urbains, se questionnant sur l’espace dans lequel il évolue, a souhaité donner un nouvel avenir à la ville.
Perspectives Urbaines a pour objectif de permettre à chacun de s’interroger sur son environnement. Saisissons les logiques de la ville, prenons conscience de notre rôle, de notre place, et acquerrons la possibilité d’infléchir l’évolution de celle-ci.
Une fois par mois, des débats ouverts à tous sont proposés, organisés avec des intervenants sensibles aux questions urbaines.
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Au Bistrot Saint-Antoine
Paris, le 22 mars 2012
À l’initiative de Perspectives Urbaines
Quels savoirs pour faire la ville ?
Pourquoi une université populaire de
l’urbain ?
Ce sont des pédagogues danois, Kristen Kold
(1816-1870) et Severin Grundtvig (1783-1872) qui vont ouvrir des
« collèges populaires » à des non-scolarisés afin de dispenser une
« instruction » à celles et ceux qui en ont été privés. Une telle
initiative va générer une autre manière d’enseigner à un public adulte ou pas
particulièrement à l’aise avec l’école, ses programmes et ses exercices, sa
discipline. En France, l’instruction avec les lois dites de Jules Ferry, est
obligatoire, gratuite et laïque pour tous les enfants. Mais en sont exclus les
adultes, les jeunes adultes en particulier, qui ont, pour « x »
raisons, décroché de l’institution scolaire, et se retrouvent sans réelle
formation et bien souvent proches de l’illettrisme. Dans la foulée de l’affaire
Dreyfus, mais aussi du déploiement des syndicats et des partis politiques de gauche
et d’extrême-gauche à la fin du XIXe siècle en France apparaissent des lieux
alternatifs d’éducation populaire, qui acceptent tous les volontaires sans
toutefois délivrer un quelconque diplôme… Pour ses initiateurs, il s’agit d’un
acte politique : doter les travailleurs d’un esprit critique et en faire
des militants. Lire, écrire, débattre ces trois capacités participent
pleinement à la liberté de chacun. Pour le dire autrement, sans conscience
révolutionnaire pas de sortie possible de l’assujettissement à une religion, à
un patron, à l’ordre des choses…
C’est un autodidacte libertaire, Georges
Deherme (1870-1937) qui lance en 1895 la revue La Coopération des Idées. Ce membre du syndicat des sculpteurs sur
bois et de la coopérative « La Moissonneuse » fonde la première
université populaire à Paris, en avril 1898 sous le nom de sa revue et en 1899, la « Société des
universités populaires ». On en dénombrera 124 en 1901. La majorité sont
aux mains d’anarchistes individualistes, grands lecteurs, méfiants des
appareils politiques et intéressés par l’esprit coopérateur, ce qui explique la
présence d’un Charles Gide (1847-1932), par exemple, futur professeur au
Collège de France, alors animateur de l’École de Nîmes, théoricien de
l’économie sociale, admirateur de Fourier. Un médecin, Elie Faure (1873-1937),
neveu d’Elisée Reclus et d’Elie Reclus, tous deux anarchistes, va assurer un
cours d’histoire de l’Art, de 1905 à 1909 à « La Fraternelle »,
une université populaire du IIIe
arrondissement. On peut l’imaginer, ces universités populaires reposent sur le
bénévolat d’universitaires et d’amateurs éclairés convaincus par l’association,
la coopération, le partage des savoirs et des travailleurs persuadés que la
culture est indispensable à leur existence, leur autonomie, leur combat pour
une société plus juste. Il n’y a pas de savoir « technique »,
« neutre », « apolitique ». Toute connaissance en appelle
d’autres et exige une appréciation critique. Les éducateurs doivent être, à leur
tour, éduqués et les experts expertisés ! Ces UP se rassemblent dans
l’Association des Universités Populaires de France (Université du Temps Libre,
Université pour tous…), qui rejoint l’Association européenne pour l’éducation
des adultes. La démocratisation bien incomplète de l’école, le développement
des loisirs de masse, l’accès à de nouvelles formes de circulation des savoirs,
au cours du XXe siècle, vont modifier profondément l’idéal des fondateurs des
Universités populaires. Néanmoins, pour de nombreux individus, elles représentent
encore une porte de salut.
À dire vrai, l’Université Populaire,
rétrospectivement, connaît son âge d’or
à sa naissance. Elle devient indispensable car la société ne répond plus à cet
esprit critique, contestataire, turbulent, indispensable à la pensée et aux
expérimentations, d’où la mise en place d’alternatives qui échappent au pouvoir
institué, qui ne se pérennisent pas nécessairement et ne servent pas les mêmes
objectifs. Ainsi, en 1900, lors de l’Exposition universelle de Paris, Patrick
Geddes (1854-1932) considère que la présence de nombreux savants venus du monde
entier est une incroyable opportunité pour la circulation des connaissances et
invite ceux qui le veulent à tenir, dans leur langue, une conférence faisant le
point sur leur recherche. Cette université du monde, ouverte à tous, n’a
malheureusement pas laissé de trace.
Aux États-Unis c’est en juin 1965 qu’et fondée
la première université parallèle à New York, dans une ambiance de
contestation de bombardements US au Nord
Vietnam et plus généralement d’épanouissement de la contre-culture, dans la
lignée de la Beat Generation
(expression utilisée par Jack Kerouac pour désigner, en 1948, son groupe
d’amis), de la culture beatnik (de beat, « fatigué »,
« cassé », « foutu » et nik
de sputnik, le satellite russe,
l’expression figure sous la plume de Herb Caen, dans un article du 2 avril 1955
du San Francisco Chronicle), de l’underground, de la musique rock
psychédélique, du mouvement hippie (hype
veut dire « décontracté », mais le Times en novembre 1964 indique que ce terme vient de HIP,
Haight-Ashbury Independant Property, un quartier de San Francisco où des jeunes
se droguent, tout en pratiquant l’amour libre et en s’imprégnant de philosophie
orientale..), etc. D’autres universités parallèles font être créées aux
États-Unis. Une des personnalités de ce courant est Paul Goodman (1911-1992),
dont le non-conformisme ordinaire séduit bien des jeunes, tandis que d’autres
se nourrissent de ses ouvrages.
En France, en 2000, de façon officielle, car
soutenue par le ministère de la culture, Yves Michaux, philosophe, assure la
conception et la programmation de l’Université de tous les savoirs, elle est
certes ouverte au tout venant, mais elle ne consiste qu’à permettre à des
« professionnels » de la connaissance de vulgariser leurs recherches.
On est loin d’une quelconque alternative… En octobre 2002, le philosophe Michel
Onfray (né en 1959) quitte l’éducation nationale et se lance dans l’aventure de
l’Université populaire de Caen, deux ans plus tard il publie La Communauté philosophique (Galilée),
sorte de manifeste explicitant les attendus de ce « laboratoire de
philosophie vivante ». pour lui, « On naît tous philosophe, on le
devient pas. » Il désacralise le « maître » qui use d’un langage
abscons pour maintenir son pouvoir et invite à peser à plusieurs. Il n’y
parvient qu’à moitié, car tout un public assiste à ses cours, sortes de one man show, sans souhaiter philosopher
par lui-même. En 2007, Paul Virilio fait paraître, L’Université du désastre (Galilée) qui poursuit ses travaux
antérieurs. On se souvient qu’il expliquait que chaque « progrès »
produisait son « accident » et qu’en face du Musée des arts et
techniques il conviendrait d’ouvrir un musée dédié aux échecs, erreurs et autres
catastrophes engendrés par le « progrès ». Mais cette
« université du désastre » est seulement en papier…
Vous l’aurez compris, ce rapide historique
tient à montrer que la connaissance est œuvre collective et qu’elle réclame du
débat critique. Gaston Bachelard insistait sur cette part cachée du travail du
scientifique, sur la « philosophie du non », sur l’erreur, le
tâtonnement, le hasard qui président bien souvent à une découverte. Peut-on
planifier le hasard ? Doit-on attribuer à une équipe un temps de recherche ?
Vous n’avez encore rien trouvé ? À la porte !L’alter-université,
comme son nom le dit si bien est « autre », c’est-à-dire différente,
elle se focalise sur le sens premier d’universitas,
qui en latin désigne ce lien privilégié entre un « maître » et un
« élève », sachant qu’ils avancent ensemble sur le chemin de la
connaissance, fraternellement. C’est par métonymie que ce terme sert aussi pour
indiquer le lieu ou ce lien se noud, l’université et encore par métonymie
que ce même mot d’université représente une institution. Mais au départ, sa
dimension universalisante de « corporation », de relation, faite à la
fois d’estime et du désir d’apprendre, domine. C’est celle-là qu’il nous faut
réactiver. On le devine, elle repose sur du temps donné. Avec l’alter-université
nous nous plaçons dans une économie du don : donner, recevoir et rendre.
Ce sont ces trois temps différés les uns des autres qui rythment la relation
intellectuelle, autant dire qu’elle ne se compte pas en heure mais en une
continuité vagabonde. L’alter-université repose sur l’en-commun, c’est-à-dire
sur ce qui engage l’un vis-à-vis de l’autre et réciproquement.
Alors « quels savoirs pour faire la
ville » ? Le mot « urbanisme » apparaît en français en
titre d’un article de Pierre Clerget (1874-1962) dans le Bulletin de la Société Neuchâteloise de Géographie (1909-1910, Tome
XX, pp.213-231), qui le cite à quatre reprises sans jamais en proposer une
définition. L’urbanisme, pour l’auteur, est « un phénomène des plus
complexes qui ne saurait être simplifié qu’aux dépens de l’exactitude de son
étude. » Bon, nous voilà bien avancé… En 1898 dans l’Année sociologique (p.524) nous pouvons lire : « Les
meilleurs sont attirés dans les villes, l’urbanisme détruit tout ce qui nous a
été laissé de meilleur par des longs siècles de sélections désastreuses. »
Un an plus tard, en 1899, Georges Vacher de Lapouge, dans son ouvrage l’Aryen, l’utilise dans le sens
d’« urbanisation », tout comme Camille Vallaux, en 1908 dans sa Géographie sociale. Pourtant, rapidement
le isme devient iste, en effet, des architectes se proclament
« urbanistes » (la SFAU se crée en 1911 et obtient ses statuts en
1914) et une formation est proposée en 1919 à l’École des hautes études
urbaines, qui devient l’Institut d’urbanisme de l’université de Paris en 1924. Comme le remarque judicieusement
François Walter (Urbanisme, n°382,
2012), ni l’enseignement d’architecture, ni celui d’urbanisme ni celui du
paysage ne se dotent d’une appellation en « logie », à l’instar de la
sociologie, de la psychologie, de l’éthologie ou de la biologie. Certes,
Philippe Boudon militera, sans succès, pour une
« architecturologie », Marcel Cornu plaidera pour une
« urbanologie » sans convaincre grand monde et personne, à ma
connaissance, n’évoque une « paysagologie ». Ces trois
« savoirs » sont aussi des « savoir-faire ». Ce sont des
pratiques professionnelles (on désigne les titulaires de ces diplômes du mot de
« praticiens ») qui réclament leur théorisation. Pas de
« faire » sans un « savoir » sur ce
« faire ». Je note, en passant, que les études d’architecte dépendent
du Ministère de la culture, celles de paysagiste du Ministère de l’agriculture
et que seule, l’urbanisme appartient à l’université. Que se passe-t-il dans
d’autres pays ? Souvent l’urbaniste et l’architecte bénéficient d’un cursus commun, chacun d’eux opte pour
une spécialisation. Dans d’autres pays, il faut distinguer l’urban design, l’urban planning, les urban
studies… Ainsi dans les librairies, vous trouvez un rayon « études
urbaines », alors qu’en France, les ouvrages sont dispersés dans plusieurs
rayons, « architecture », « sociologie »,
« géographie »… En 2000, paraît sous ma direction (avec Michel
Lussault et Sophie Body-Gendrot à La Découverte), La ville et l’urbain, l’état des savoirs. En compagnie de trente-trois
auteurs, nous avons exploré, tour à tour, les principales disciplines des
sciences humaines et sociales (manquent alors à l’appel les « sciences
politiques », « l’écologie », les « sciences de la
communication », les « sciences du religieux »…) pour tenter de
cerner ce « truc » bizarre qu’est la
ville et son dépassement, l’urbain.
Comme vous le voyez, sont absents les citadins et plus généralement les
habitants de la planète Terre. Or, « faire la ville » n’est pas le
travail des spécialistes ! L’urbanisme s’effectue bien souvent sans
urbaniste, tout comme l’architecture et le paysage ! Les villes
(« la » ville n’existe jamais toute seule !) ont des histoires différentes, des sites uniques, des formes, des
tailles et des populations, contrastées. L’urbanisation à l’œuvre sur
l’ensemble de la planète s’effectue selon divers registres, parfois contre les
villes. Le « faire de la ville » ne correspond pas à un seul modèle,
à un plan-type, à une solution standardisée. À chaque fois le cas par cas l’emporte, d’où l’étude minutieuse du lieu, des
rythmes et temporalités, des cultures, des attentes habitantes et de leur
mobilisation, des rapports de force entre les pouvoirs et les contre-pouvoirs,
des contraintes énergétiques, de l’état du réchauffement climatique, des
conditions environnementales, des imaginaires, etc. Tous les savoirs sont à
convoquer. Tous les habitants sont à écouter. C’est pour cela que j’affirme que
« l’urbanisme c’est notre affaire » et qu’il faut absolument miser
sur les habitants afin d’élaborer un urbanisme sensoriel, un urbanisme
participatif, un urbanisme chronotopique et ensemble, dans le conflit et le
respect, délimiter les « bonnes » territorialités pour l’expression
du politique. Puis choisir les modalités qui garantissent à chacun le maximum
d’autonomie dans l’édification de sa demeure, d’où la nécessité d’expérimenter,
de se tromper, de rectifier, de recommencer et d’œuvrer pour ce bien commun qui
n’a pas de prix mais une valeur inestimable, l’urbain.
Que
« Perspectives urbaines » rédige l’Appel du 22 mars pour une terre
habitable !
Votre démarche est intéressante, car l'action locale, "micropolitique", est un point de passage nécessaire du vivre ensemble et d'une culture politique fondée.
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