Le corps, cette machine révolutionnaire (par Damien)

Article original sur focuspotentia.blogspot.fr

C'est en lui que nous habitons. Le monde n'est, pour nous, que parce ce corps que nous incarnons nous le fait percevoir, nous le fait sentir, souffrir ou jouir. Il fût une époque, sous la Grèce Antique, où l'homme lui a voué un culte absolu, où sa célébration fût la plus grande. Objet esthétique grandiose lorsqu'il laissait transparaitre la puissance qu'il renfermait, il était également à juste titre reconnu comme le seul outil possible des plaisirs.

Une longue période ascétique, durant laquelle une croyance supérieure en un au-delà magnifié pris le pas sur les beautés terrestres, relégua ensuite le corps au rôle de simple vecteur éphémère avant l'accession de l'âme à l'éternité. Le ciel des idées, de la vie sans fin, du bonheur spirituel, n'ayant pas besoin de la réalité matérielle, ces philosophies ont cessé de glorifier ce qui devenait alors, avec la complicité d'un matérialisme purement mécaniste naissant, un tas de chair et d'os. Le développement de l'art de la médecine comme science pure, de la biologie, est venu parachevé cette décomposition. La modernité a inventé cette capacité à disséquer, à morceler le corps, à en isoler certaines parties, à les extraire, à les remplacer, et cela autant physiquement que symboliquement. Faire naître l'idée de cette possibilité est loin d'être anodin, c'est concourir à la démystification de cet ensemble porteur de vie, c'est le mettre intellectuellement sur le même plan que la machine, fonctionnant par simple assemblage.

Il y a un premier mouvement qui est loin d'être inintéressant dans cette démarche, il est celui de la quête de vérité scientifique. L'image du corps comme tout uniforme, même si comme on le verra plus loin peut faire émerger une vitalité psychologique puissante, n'en est pas moins fausse du point de vue du réel. Un cœur arraché continue de battre quelque temps, les cellules d'un membre sectionné se diviseront encore plusieurs fois, un tronc sans bras ni jambe pourra quand même assurer les fonctions vitales suffisantes. L'ensemble corporel est constitué d'une multitude de parties très diversifiées dont les rôles sont précis et ne dépendent pas de toutes les autres parties pour s'effectuer. Mais alors que cette déconstruction aurait pu raviver un émerveillement encore plus intense de cette composition géniale d'organes, d'os, de tissus, de cellules, de molécules, elle a plutôt conduit à un désenchantement provenant d'un esprit de standardisation à l'échelle humaine. La particularité individuelle de nos corps s'est totalement dissoute dans une pensée de masse percevant chacun d'eux comme des copies relativement semblables construites à partir des mêmes "briques". Sans apporter ici de jugement moral aux innovations qui en ont découlé, comme la greffe, la transplantation, la transfusion sanguine, la chirurgie esthétique, les implants de tout type, les organismes génétiquement modifiés, (ou même celles anticipées par la science fiction comme des capacités physiques augmentées grâce à un couplage d'une machine sur le vivant) il est intéressant d'avoir conscience du renversement idéologique opéré.

La représentation du corps comme une mécanique, même bien huilée, a décentré la perception que l'on pouvait s'en faire. D'un vécu pleinement intériorisé de notre rapport à lui, nous avons progressivement glissé vers une distanciation, une externalisation. Autant que les corps des autres paraissent de moins en moins leur appartenir à eux-seuls, le nôtre peut également sembler échapper à notre emprise. De fortes illustrations historiques et symboliques pourraient venir abonder cette lecture : le sacrifice de Jésus sur la croix, les tortures moyenâgeuses, l'esclavage et la traite négrière, le travail à la chaine après la révolution industrielle, les déportations et exterminations durant la seconde guerre mondiale, la publicité d'aujourd'hui, les doctrines religieuses et les normes sociales cadrant un usage particulier du corps, ... Tout cet imaginaire fonctionne au plus profond de nous en venant limiter les potentialités qu'on aurait pu s'accorder sinon. Qu'une chose soit claire, le droit a permis la pacification des relations entre les hommes et donc l'établissement de sociétés complexes, sécurisantes, riches, justement en cadrant les rapports entre les corps et principalement en soustrayant la violence de ces derniers, et c'est bien heureux! Mais l'entreprise quasiment d'ordre politique sur cette question n'a-t-elle pas dépassé de très loin cette fonction? Comment considérer une puissance publique ou de manière plus diffuse d'autres forces régissant les formes de nos sociétés, luttant férocement pour avoir leur mot à dire au sein même de la relation que les individus entretiennent avec leur propre corps?

Il faut absolument éviter la tentation consistant à tomber dans la lecture poussant à voir du totalitarisme ou des groupes secrets d'influence partout. Les luttes de pouvoir existent oui, mais aucune zone de force est ultra dominante au point de nous soumettre complètement dans une impuissance indépassable. L'enjeu est alors davantage de saisir ces mécanismes (matériels ou idéologiques) pour mieux s'en émanciper. Que se joue-t-il, donc, à propos du corps? On a posé dans les textes précédents que le point de départ de la constitution du réel, de ses potentialités, se situait au cœur même de la matière et jamais au dehors. En déplaçant cela à l'ensemble sociétal, c'est alors l'individu en chair qui se situe aux prémices de l'élaboration des rapports sociaux, lui seul en dernier lieu. L'enjeu de pouvoir est donc énorme quant à la capacité de chaque acteur (et de chaque groupe d'intérêt qui se seront formés) à convaincre du bien fondé de leur vision du projet collectif à construire. Notre époque, de par l'étendue des liaisons, des réseaux, tissés au travers de nos regroupements humains, a permis plus qu'à aucun autre moment l'émergence de structures globalisantes. Les systèmes gigantesques, macro-humains, ne laissant à l'individu qu'une place marginale, souvent insignifiante, n'ont pu se former que dans un contexte de retrait du corps. De ce constat, une conclusion facile peut survenir : tout discours suggérant "moins de corps" (généralement vendu dans l'intérêt même de ceux qui s'y prêteront) place son auteur dans une logique de pouvoir.

Que voudrait dire "moins de corps"? Cela pourrait renvoyer à une négation de ce qui fait la particularité de chaque corps, l'orchestration de l'oubli pour l'individu du caractère unique de son propre corps. Cela consiste parfois en une injonction à l'ascèse sensuelle, souvent accompagnée d'une forte promotion de la vie spirituelle ou du devoir, de l'honneur. Mais cela peut aussi consister en une surexcitation de certains sens de manière spécifique et de sorte à surcharger l'espace émotionnel individuel qui ne peut ainsi plus se développer par lui-même. Cette dernière approche est souvent accompagnée d'une forte promotion de l'intensité du présent, d'une philosophie du carpe diem poussée à l'extrême. En réponse, une hypothèse peut alors être posée : pour réduire l'emprise des dogmes totalisant sur nos individualités, visons le "plus de corps!".

Effectivement, cette machine formidable, libérée dans son expression, est une furieuse insoumise par nature. La force qui lui permet de capter les éléments du réel puis de les transformer en une représentation, en un récit tout à fait original, est presque sans borne. La diversité de ses compositions, selon les être vivants, selon les individus humains est immense, les histoires différentes qu'ils ont parcourues viennent y ajouter une spécificité sensible profonde, faisant ressentir le monde sous une forme très personnelle. N'est-ce pas là, la jouissante réalité du corps, son fondement même? L'homme civilisé doit-il se donner comme but de s'extraire de cela? La voie heureuse qu'il pourrait se frayer ne passe-t-elle pas inévitablement par la joie de son corps? On pourrait d'emblée être critique sur cette posture en voyant d'un mauvais œil un certain esprit moderne encourageant la jouissance sans entrave, hérité de mai 68 et des mouvements de libération des mœurs aux États-Unis dans les années 70'. Mais une simplification dans la réflexion nous pousse souvent à délégitimer un extrême pour justifier son opposé, en n'offrant dans le champ des possibilités que ces deux seules options. Mais la piste intéressante se trouve bien souvent dans la bonne mesure entre ces deux bords. Et ici, il n'y a aucune raison de dire qu'en cherchant le "plus de corps" on tombe forcément dans la volonté de toute puissance, de chosification du monde qui nous entoure et de l'autre dont on pourrait user librement pour combler son plaisir illimité. La joie du corps peut tout à fait exister dans une éthique de l'autre, si nous poussions dans ce sens nous verrions d'ailleurs qu'elle ne peut se réaliser qu'à cette condition.

Pour conclure et laisser ouvert le débat, nous pourrions évoquer la question des outils pour ce "plus de corps". L'évidence semble se trouver dans le recentrement, la priorité à donner à l'écoute de ce qu'il nous dit au travers de ce qu'il ressent du monde, réduisant ainsi au maximum les perturbations extérieures. Pour lui réattribuer toute sa potentialité, toute sa capacité à être pleinement, à diffuser de l'énergie, à créer, il faut lui redonner les pleines commandes. Il faut le purifier de tout ce qui cherche à prendre le contrôle sur lui. Refuser les interactions avec l'extérieur n'est absolument pas la solution prônée, il s'agit seulement d'en rendre le corps plus indépendant, d'affirmer son autonomie et de faire de ces interactions des simples possibles qu'il pourrait accepter ou pas selon ses propres règles. Parallèlement, mais étant liée de toute façon, il y a la nécessité de reconstituer une totalité du corps. En se recentrant, en coupant les ponts de dépendance avec l'extérieur et en étant davantage attentif à nos perceptions, ce ressenti d'une connexion forte entre chaque partie de notre corps, d'un tout puissamment solidaire se posera naturellement. La méditation peut être une méthode à creuser dans ce sens ainsi que les arts du bien-être, pour un recentrement par l'isolement temporaire. Le sport également au travers de l'effort physique de l'organisme qui se confronte aux résistances du réel. Ensuite, pour poursuivre l'ouverture vers l'extérieur, le fait de retrouver du plaisir dans les choses qui pourraient être toutes simples (la gastronomie au travers de l'odorat et du goût, le plaisir de sentir les parfums de la nature, les joies plus sensuelles, charnelles, et finalement sexuelles). Puis nous pouvons élargir au plaisir des sens que l'on dit plus distancés, la vue et l'ouïe, comme en s'émerveillant du spectacle de la nature, de ses mélodies, de ses paysages, mais également en se ravissant des créations humaines dans l'art, toujours ici en tentant de voir la beauté en dehors des codes sociaux, le plus possible dans notre seul ressenti.

Alors le corps sera cette machine révolutionnaire extraordinaire. Impossible à fourvoyer et source de grandes joies ! Il sera aussi pleinement attentif aux besoins réels du monde qui l'entoure, puissamment équipé pour œuvrer à leur résolution.

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